Jeune fille lisant un livre à une table avec une plante verte.

Petit éloge d’Alain Rey et des lexicographes

Quand on parle « rat de bibliothèque », on pense gros lecteurs, libraire ou Hermione Granger… Mais qu’est-ce qu’un lexicographe ?

Ce petit éloge des dictionnaires et de leurs créateurs, qui traîne depuis des années dans mes tiroirs, et que je n’osais montrer, prend une tonalité bien morose et nostalgique, car aujourd’hui est décédé Alain Rey, directeur de nombreux dictionnaires des éditions Le Robert.

Étymologie du mot lexicographe

Ce métier de l’ombre vient du grec : « lexi(que) » et « -graphe » (qui écrit), soit « celui qui écrit les mots. » Serait-ce un terme générique pour désigner quelqu’un qui a appris à écrire ? Non, c’est le nom donné aux concepteurs de dictionnaires !

Là, vous devez vous demander la raison mystérieuse de cet enthousiasme, parce qu’il n’y a a priori rien de moins fun et sexy d’un dictionnaire…

Petite histoire des dictionnaires

Alain Rey, grand lexicographe

Alain Rey, co-fondateur du Robert, a donné une interview au Nouvel Obs, où il nous fait découvrir les dictionnaires sous un angle tout à fait nouveau. Et l’une des choses les plus insolites concernant les dictionnaires, c’est que l’ordre alphabétique n’est pas une évidence. Il a été en concurrence avec des classements analogique ou thématique, ce qui a pu conduire à des concepts originaux et quelque peu déstabilisants :

A propos du choix de l’ordre alphabétique, neutre :

Oui, c’est très important. Le regroupement est toujours fait en fonction d’une certaine idéologie. Par exemple, pour le monde chrétien, c’est la Genèse qui fixe l’ordre. Le Miroir du monde de Vincent de Beauvais, la grande encyclopédie médiévale, est classé en suivant les jours de la création: la terre, la mer, les animaux, etc. Cet ordre était mémorisé par tous ceux qui savaient lire, et qui étaient tous des clercs, justement.

Alain Rey, https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110405.OBS0788/entretien-avec-alain-rey-un-dictionnaire-vivant.html
Jeune fille lisant un livre à une table avec une plante verte.
Alain Rey parlait des dictionnaires comme d’êtres vivants, des créatures dont l’on comprenait mieux, grâce à lui, les rouages et les coulisses. Image de Anthony Tran pour Unsplash.

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La deuxième chose époustouflante , c’est que derrière chaque dictionnaire se cache un homme ou une femme, et qui donne un ton, une direction, un caractère à chacun de ces dictionnaires. Commençons par démasquer Émile Littré, créateur du Littré, à propos de sa décision en faveur de l’ordre alphabétique :

De la difficulté, lors de l’écriture d’un dictionnaire, de commencer par la lettre A

Parce qu’on tombe sur la préposition « à », qui est terrible. Quand j’ai refondu son dictionnaire pour en faire le Grand Robert, j’ai commencé par M. D’abord M-Z pour mettre au point, et puis seulement A-L…

Alain Rey, https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110405.OBS0788/entretien-avec-alain-rey-un-dictionnaire-vivant.html

Et c’est ainsi que nous avons appris quelle était la kryptnonite du lexicographe : la lettre A ! Passons au Robert, derrière lequel se cache un certain Paul Robert, né en Algérie en 1910 :

Eh ben on a eu chaud… Pensiez-vous que les citations d’un dictionnaire pouvait être influencée par les préférences livresques d’un seul homme ?


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Maintenant que nous vivons tous avec Internet dans notre salon, sur notre lit, dans la baignoire…, la forme et les fonctionnalités des dictionnaires ont changé. Alain Rey nous présente l’un des avantages du dictionnaire papier qui a été perdu dans le grand déménagement numérique :

« Nous sommes dans la consulecture. Le livre imprimé invitait à la lecture. La consultation en ligne a fait exploser cela. Ce n’est plus qu’un rapport de question/réponse. Si vous n’avez pas la bonne question, vous êtes déçu. Le papier vous permettait de répondre à des questions qu’on n’avait pas posées,  qu’on n’avait pas prévu de poser. »

Alain Rey https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110405.OBS0788/entretien-avec-alain-rey-un-dictionnaire-vivant.html

Alain Rey a un point de vue sur la langue frais et tourné vers l’avenir, d’ailleurs, il a aussi touché au rap avec Squeezie, Biglo & Oli, où il aborde la signification de « cubilot », « pétéchie » et « cucule », pour ne citer qu’eux.

Moi aussi, je reste fraîche et tournée vers l’avenir et je vous propose l’étymologie décoiffante du mot testicule.


À ce propos : Enquête privée #2 : étymologie de testicule


Un point de vue américain sur la lexicographie

En fait, il effleure une idée qui est également présente dans une conférence organisée par le célèbre organisme TedTalk mettant à l’honneur Erin McKean, une lexicographe américaine pétillante et enthousiaste :

« Et en fait, les dictionnaires électroniques [reproduisent] presque tous les problèmes de l’impression, sauf pour la recherche. Et quand vous améliorez la recherche, vous supprimez en fait le seul avantage de l’imprimé, qui est [la sérendipité]. [La sérendipité], c’est quand vous trouvez des choses que vous ne cherchiez pas, parce que trouver ce que vous cherchez est sacrément difficile. »

Erin McKean – https://www.ted.com/talks/erin_mckean_the_joy_of_lexicography

McKean pose aussi ce très beau principe :

Dans le même ordre d’idée, cela me rappelle la Société Protectrice des Mots du magazine Virgule, qui proposait aux enfants de faire revivre des mots surannés. McKean rapporte l’étude des mots « nobles » au détriment de mots familiers ou de néologismes à une politique scientifique arbitraire où ne seraient étudiés que les animaux mignons, par exemple, et les hyènes et autres créatures des abysses moches et cheloues resteraient, mystérieuses et incomprises, sur le bas-côté. Cette lexicographe a pour projet de reproduire ce qui a été fait avec l’Oxford English Dictionary au XIXème s. (plus de détails ici) : mobiliser des amateurs pour produire un dictionnaire le plus exhaustif possible. Elle fait d’ailleurs un très joli parallèle que voici :

Et puis il y a un fait pas très connu à propos d’Internet, Internet est en fait construit avec des mots et de l’enthousiasme. Et les mots et [l’enthousiasme] se trouvent être la recette de la lexicographie.

Erin McKean – https://www.ted.com/talks/erin_mckean_the_joy_of_lexicography

En fait, ce dont on ne se rend pas compte, c’est que le dictionnaire ne renferme pas tous les mots qui existent, et je ne parle pas des ajouts ultra-modernes auxquels se plie le Robert comme « geek » et « troll », mais de centaines de milliers de mots qui dorment dans des livres ou des journaux depuis des centaines d’années et qui n’ont jamais été relevés par aucun lexicographe !


À lire aussi : L’étymologie sidérante de « galaxie »


Et je trouve un mot non-dictionnarisé — un mot comme « non-dictionnarisé », par exemple — dans presque chaque livre que je lis.

Erin McKean – https://www.ted.com/talks/erin_mckean_the_joy_of_lexicography

J’en ai découvert deux par hasard : leporello et sérendipité, justement !

On connaît quasiment tous un dictionnaire sauvage et collaboratif sur internet, comme l’Urban Dictionary par exemple, mais McKean leur objecte ceci :

« Donc, il y a beaucoup de très bons sites de collecte de mots actuellement, mais le problème avec certains, c’est qu’ils ne sont pas assez scientifiques. Ils montrent le mot, mais pas le contexte : D’où vient-il ? Qui l’a dit ? Dans quel journal était-il ? Dans quel livre ? Parce qu’un mot, c’est comme un objet archéologique. Si on ne connaît pas la provenance ou la source de l’objet, ce n’est pas de la science — c’est juste une jolie chose à regarder. »

Erin McKean – https://www.ted.com/talks/erin_mckean_the_joy_of_lexicography

Je trouve fascinante sa comparaison entre un mot et un objet archéologique, ainsi que la mise en exergue de l’importance des circonstances de l’usage d’un mot. Pour découvrir la suite de cette réflexion rafraîchissante sur les langues vivantes et les dictionnaires, voici le Ted Talk d’où sont tirées les citations (sous-titres en français possibles) :

La féminisation des noms de métier et Le Robert : une longue histoire

Maintenant que nous avons mentionné d’Alain Rey, il est temps de rencontres sa femme, dont personne n’a jamais entendu parler (ne me dites pas que ce n’est que moi !), et à tort !

Josette Rey-Debove est également co-fondatrice du Robert avec Paul Robert et son mari. Elle a aussi été membre de la commission de la féminisation du vocabulaire au ministère français des Droits de la femme, elle travaillait par exemple sur la féminisation des noms de métiers ! D’après son mari, elle aurait participé à donner au Robert son ton plus féministe, et ça, c’est remarquable !


Sur le même sujet : Faut-il utiliser autrice, et d’où vient ce mot ?


Voilà, mon petit hommage à Alain Rey, dont je feuillette le Dictionnaire historique de la langue française presque tous les jours. Ses interviews me manqueront. Vive la lexicographie, et vivent les langues qui vivent !

Sources

Villers, M. d. 2006. 1. La pratique lexicographique. In Profession lexicographe. Presses de l’Université de Montréal. doi :10.4000/books.pum.139
https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110405.OBS0788/entretien-avec-alain-rey-un-dictionnaire-vivant.html
https://www.ted.com/talks/erin_mckean_the_joy_of_lexicography
https://www.cnrtl.fr/definition/lexicographe

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