Le loucherbem : un langage codé oublié extraordinaire

Vous avez lu Les Mystères de Larispem de Lucie Pierrat-Pajot et souhaitez en savoir plus, ou alors vous avez croisé le mot loucherbem par hasard ? Cet article répondra à vos questions, et vous fera découvrir le Paris du XIXe siècle de la pègre et des voleurs… Pour bien comprendre ce qui va suivre, je vous invite à d’abord lire le premier opus de la série Le largonji des loucherbems.

La question du jour est : quel est le lien entre un boucher, Les Misérables et une chèvre ?

Signification et origine de loucherbem

Démonstration
loucherbem – L
oucherbem – EM
oucherb – B
B + oucher
= BOUCHER

Qu’est-ce qui reste si on enlève le « l » et le suffixe « -em » de « loucherbem », et si on remet le « b » au début ? Boucher. De même, largonji et largomuche sont deux mots dans cet argot boucher pour un seul et même mot français… « argot », j’explique dans le premier chapitre la règle de formation des mots pour parler cet argot. Le largonji, ou largomuche, des loucherbems est né au XVIIIe s. chez les bouchers de la Villette. Ces abattoirs étaient le milieu idéal pour sa conservation : fermés sur eux-mêmes, une novlangue pouvait se développer sans être éventée, altérée ou moquée.

Le largonji des loucherbem était principalement utilisé par les bouchers pour parler travail (latronpuche = patron) car il comporte un vocabulaire exhaustif de la boucherie (loutonmik = mouton), mais aussi sexe (lukesse = cul), fric (linvéletsé lanfrem = vingt-sept francs) et aussi pour dire des gros-mots (lonerikesse = connerie).

Et à votre avis, que signifie Larispem ? Vous découvrirez la réponse en fin d’article !


Merci de lire Le Détective des Mots

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Étymologie de « boucher »

L’ancêtre du mot boucher est gallo-romain. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup (pardon pour la ritournelle !) parce que les mots du gaulois qui ont survécu en Français sont très rares !

Boucher, en gallo-romain reconstitué, ça donne *buccarius (l’étoile, c’est pour dire que c’est une supposition), qui a été formé à partir de *buccus : le… bouc ! On en vient à la révélation concernant le lien entre un boucher et une chèvre : le boucher était à l’origine l’homme qui abattait les représentants de la famille des caprins (bouc, chèvre, chevreau). Le sens s’est légèrement élargi, au point de désigner aussi les chirurgiens et les dentistes (légèrement, hein).

Lagonji, largomuche ou loucherbem ?

En réalité, le loucherbem est une variété plus stricte du largonji, car tous les mots doivent se finir en -em. Tandis que le largonji autorise toutes les terminaisons marrantes que j’évoquais dans le premier numéro. Dans les deux cas, il est indispensable d’avoir une consonne au début du mot français. Les mots commençants avec une voyelle sont rares en loucherbem.

Grâce à Arte Radio, nous pouvons écouter un loucherbem parler largonji :

https://www.spreaker.com/user/10432185/louchebem

https://www.arteradio.com/son/206/louchebem

Petite histoire du Paris du XIXe s. et des loucherbems

Les bouchers parisiens du XIXe s : des escrocs ?

Le loucherbem est déjà marrant à entendre et à lire par sa méthode de construction en soi. Figurez-vous que par-dessus le marché (des Halles) les loucherbems font des jeux de mots. Mais pas n’importe quels jeux de mots…

  • ils disent « loucherok » au lieu de « loujerok » (rouge), dans le sens de « vin rouge », car cela ajoute une ressemblance à « louche », au sens de pas net ;
  • ils disent « larnakesse » au lieu de « lanarkesse » (canard) pour laisser voir « arnaque » ;
  • ils disent « lambuche » au lieu de « lapuche » (pas) pour faire entendre « embûche » ;
  • ils disent « larseumik » au lieu de « lorsomik » (morceau) car ainsi on entend « larcin » et « arsenic »

Si vous aimez les double-entendre, je vous invite à lire les billets tout en jeux de mots et en poésie de Les Faits Plumes.

Mais revenons-en à nous bouchers : ils rajoutent donc des blagues sur le crime et l’escroquerie dans leurs créations ! Déjà parce que les argots sont mal vus et secrets, aussi parce que parler dans une langue cryptée leur permettait d’entourlouper la clientèle sans qu’elle ne s’aperçoive de rien. Et peut-être bien pire encore…

Le Paris du XIXe siècle…

…Vit naître le loucherbem

Avant que les sociologues ne se penchent sur ce fascinant argot, les principales personnes curieuses de savoir ce que cet apparent galimatias pouvait bien signifier étaient des policiers. Ils cherchaient à comprendre l’argot des voleurs,et commencèrent à mener des opérations d’espionnage pour tenter de percer le secret de ces langues cryptées et pouvoir ainsi procéder à des arrestations et déjouer leurs manigances. Un policier compris le premier la signification de quelques mots de loucherbem. Ce policier répondait au doux nom composé d’Eugène-François Vidocq.

Gègène (1775-1857), pour les intimes, s’est illustré pour son passé de déserteur, de faussaire, de bagnard, puis d’évadé, puis de re-bagnard et de re-évadé, d’indic sous couverture, d’espion… et enfin carrément de policier entre 1811 et 1831 sous le Premier Empire (Bonaparte) et la Restauration (Louis XVIII et Charles X), dont il fut viré pour malhonnêteté. En effet, en 1827, il était à la tête d’une grosse fortune, pas forcément acquise de manière légale… Cela ne l’empêcha pas de rebondir (en même temps, on parle du mec qui s’est évadé deux fois du bagne) et sa carrière culmina lorsqu’il créa sa propre police privée, offrant ses services de détective privé et de conférencier. Il donna entre autres des conférences à Londres et breveta ses inventions comme le papier infalsifiable et la serrure incrochetable.

« Bonjour Monsieur… Vidocq, c’est ça ? Faites-moi voir votre CV… Oh… Ah… Oh, la vache !!! » (Citation apocryphe d’un potentiel recruteur après la démission forcée de Vidocq de la police)

Autant dire que quand Victor Hugo, qui avait fréquenté Vidocq dans les salons, voulut en faire un livre, il décida d’en faire non pas un mais trois personnages. D’après Myriam Roman, Hugo aurait ainsi réparti différents aspects de la vie de Vidocq de la façon suivante : le bagne et les évasions pour Jean Valjean ; le crime pour Thénardier, et l’espionnage et la police à Javert. Ce livre, c’est Les Misérables, dont L’Ourse Bibliophile parle avec ferveur sur son blog.

Vidocq aurait également inspiré le personnage récurrent de Vautrin à Balzac (Le Père Goriot, Illusions perdues, entre autres).

Mais surtout, c’est Vidocq, envoyé par la police comme espion sous couverture dans une prison pour tenter de déchiffrer l’argot des voleurs, qui a recueilli les premiers mots de loucherbems. Quelle était la faille du loucherbem ? Les premiers termes que Vidocq soit parvenu à décrypter étaient en lien avec… l’argent, à savoir leudé (2 francs), linvé (20 sous), et larantequé (40 sous).

Ainsi, Vidocq était au loucherbem, ce que Champollion était aux hiéroglyphes : un hacker.

Lorsque Vidocq mourut en 1857, sous le Second Empire de Napoléon III, il était une véritable rockstar pour les écrivains de l’époque (les deux moustachus suscités, mais aussi Dumas, Lamartine, et Sue) avec à son nom trois bestsellers, dont ses Mémoires (1828).

L’anecdote

Pour vous remercier d’avoir lu cet article, et d’être resté jusqu’à la fin… voici le moment d’apprendre à jurer comme un vrai loucherbem parisien ! Deuxième leçon d’impolitesse bouchère :

Lerdemuche ! (merde !)

Rendez-vous au prochain épisode pour découvrir un autre mot loucherbem passé dans la langue française, et en apprendre plus sur l’équivalent anglais du loucherbem !

L’essentiel en quelques points

• « loucherbem » signifie « boucher » dans l’argot des bouchers parisiens ;
• « largonji » et « largomuche » sont deux façons de dire « argot » dans ledit argot des bouchers ;
• « boucher » vient de « bouc » en gallo-romain.

Et la réponse à la question complémentaire est : « Larispem » est le loucherbem pour « Paris » !

Bonne pioche ! Cet article est un épisode d’une série sur ce thème !


Mini-série sur le Largonji des loucherbems

Épisode 1 : D’où vient « en loucedé » ? (et comment l’utiliser)
Épisode 2 : Le loucherbem : un langage codé oublié extraordinaire


Les mystères de Larispem, la couverture.
@ledetectivedesmots sur Instagram

Sources

Myriam Roman, Victor Hugo et le roman philosophique : du drame dans les faits au drame dans les idées, Paris, Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités » (no 25), 1999, 826 p.(ISBN 2-7453-0036-9), p. 276.
https://www.universalis.fr/encyclopedie/eugene-francois-vidocq/
https://www.arteradio.com/son/206/louchebem
Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey, Le Robert, 2016
Les Étymologies surprises, René Garrus, Belin, 1998

4 réflexions sur “Le loucherbem : un langage codé oublié extraordinaire

  1. Super ! J’ignorais le lien entre Vidocq et les Misérables, mais ça ne paraît pas si fou tant ces trois personnages peuvent former différentes facettes de Vidocq. Merci pour l’anecdote et pour le petit extrait qui permet d’entendre parler louchébem.

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    • Merci pour ton commentaire ! Je suis ravie que cet article soit parvenu à te surprendre, et que tu aies également apprécié écouter un loucherbem parler. Je partagerai sans doute des transcriptions d’interviews de loucherbems des années 90, notamment un qui était capable de raconter des histoires tout en loucherbem, comme c’était le cas des plus doués ! J’ai été extrêmement surprise d’apprendre que Victor Hugo avait eu de telles fréquentations… A bientôt au prochain épisode (dont le Rech-tub kay-lat) !

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