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Faut-il utiliser autrice, et d’où vient ce mot ?

Comment désigner une femme qui écrit ? Faut-il différencier les hommes et les femmes qui écrivent ? A l’oral ? A l’écrit ? D’où vient le mot autrice ? Est-il correct de l’employer ? Que de questions, et un article clair, détaillé et surprenant pour y répondre.

La grande questions absurde du jour est: quel est le rapport entre une femme-auteur, Ovide, un champ de cannabis et l’Archiduchesse d’Autriche (pas celle aux chaussettes sèches) ? J’ai eu l’idée d’écrire cet article grâce à Le Mock, un duo de vulgarisateurs littéraires qui ont parlé de l’ancienneté du mot.

Origine du mot autrice

Au commencement était l’auteur

L’ancêtre latin d’ « auteur » est auctor et a été formé à partir d’augere « faire croître » (que l’on retrouve dans « augmenter », « août » et Auguste) en latin. Auctor signifiait littéralement « celui qui fait pousser ». Je vous arrête tout de suite, le premier auteur n’était pas cultivateur de cannabis, auctor signifiait en réalité « fondateur ». Les premiers chrétiens l’ont notamment utilisé en parlant de Dieu à propos de la fois où il a créé l’univers. C’est un peu plus tard qu’il a pris le sens d’homme qui écrit des livres (moins ambitieux comme activité).

Celle qui fait pousser

Auctrix est le féminin naturel d’auctor. C’est-à-dire que dès les premiers siècles de la chrétienté, l’ancêtre d’auteur a eu une forme féminisée, et Ô coïncidence, c’était auctrix, l’ancêtre direct d’autrice. Le Dictionnaire historique de la langue française relève « femme-auteur, autoresse, et auteuse, auteuresse, auteure (surtout au Québec) et autrice » et souligne qu’autrice est le « plus régulier et ancien ». Au départ, il signifiait augmenteresse et fondatrice, avant de désigner les femmes qui écrivent de la littérature… il y a quand même plus de 400 ans.

Les premiers pas des autrices en littérature

Aurore Evain, chercheuse à la Sorbonne Nouvelle recense la première utilisation du mot autrice pour désigner une femme qui écrit des livres au XVIe s. C’est dans une publication du XVIe s.,que l’on recense la première utilisation d’ « autrice » au sens d’écrivaine, et c’était le fait d’un homme !

« la demoiselle autrice du précédent discours ».

L’imprimeur dans son adresse au lecteur du Brief discours : que l’excellence de la femme surpasse celle de l’homme, de Marie de Romieu (1581)

Mais alors, que s’est-il passé pour qu’ « autrice » tombe dans l’oubli, et que son retour récent soit accueilli par les cris effarouchés des dictionnaires et les coups de balai des grammarnazis ?

Comment l’usage d’autrice est devenu incorrect

On retrouve des traces de l’usage du mot autrice dès l’Antiquité (alors auctrix). Ça ne dérangeait personne, jusqu’au jour où trois grands poètes latins firent le choix intime et personnel de ne pas l’employer dans leurs créations littéraires.
Plaute, Ovide et Virgile ont choisi « auteur » pour désigner des déesses (entre le IIe s. avant et le Ier s. après J.-C.). Et cela a donné aux premiers grammairiens latins leur principal argument pour dire qu’auctrix était un Ne-Pas-Dirum. Et qu’auteur pouvait désigner homme et femme indifféremment. Un point pour l’équipe masculine de grammaire latine avec Virigile dans les buts, Plaute à l’avant-centre et Ovide sur le banc (team POV pour les intimes).

Sauf que tout un tas de gens (et surtout des femmes) ont utilisé « autrice » pour parler, soit d’une fondatrice, soit, à partir du XVIe s., d’une femme écrivain.


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Ces femmes qui ont utilisé autrice

Au couvent

Au Moyen-Âge, auctrix (au sens de fondatrice/instigatrice) survit à l’interdit prononcé par les premiers grammairiens latins grâce à trois nonnes érudites, de vraies popstars de l’époque. J’ai nommé Hrotsvitha de Gandesheim (à répéter 5 fois très vite dans un sens et dans l’autre), première dramaturge d’Europe, et Hildegard de Bingen, compositrice et femme de lettre, qui utilisent toutes deux auctrix à propos de la Vierge Marie. Il y a aussi eu Ende, une enlumineuse espagnole, qui signe ses œuvres en se présentant comme dei auctrix. Alors déjà que c’est rare qu’une enluminure soit signée, si en plus c’est par une femme, j’appelle ça une licorne artistique.


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À la cour

Plus tard, au XVIe siècle, auctrix, devenu entre-temps « autrice » mais gardant le même sens, est utilisé par des femmes de la noblesse. Une princesse et une archiduchesse, notamment. Je pense à Madeleine de France, princesse et fille du roi Charles VII, qui dans une lettre écrite en 1480, se présente en tant que « mère, autrice et gouvernante de François-Phoebus, roy de Navarre, duc de Nemours ». Il y a aussi eu Marguerite de Habsbourg, archiduchesse d’Autriche qui se désigne dans une lettre de 1526 à l’Empereur d’Autriche comme « autrice de paix ».

Toutes ces femmes étaient réputées en leurs temps respectifs, mais c’est de l’usage épicène du mot « auteur » par l’équipe masculine POV qu’on a entendu parler et non de l’usage du mot « autrice » (au sens de fondatrice) de l’équipe féminine HHEMM (hem ?).


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Le terrible XVIIème siècle

Là où ça devient bigrement intéressant, c’est au XVIIè s. Déjà parce que les jupons font la taille d’une baleine et que les hommes se baladent en bouclettes et en bottines à talons.

Mais surtout parce que c’est au XVIIe s. que le métier d’auteur est devenu prestigieux !! Auparavant, un auteur était un vulgaire pisse-copie. Et tout à coup, grâce à (1) l’institutionnalisation de la langue par un gros travail de traités de grammaire et de dictionnaires, et (2) la professionnalisation des métiers de la littérature, auteur atteint un statut valorisé.

Le XVIIème siècle inscrit la misogynie dans la langue

D’après Silvia Federici, la Renaissance a été un grand pas en arrière pour les femmes (et les Amérindiens, et les esclaves du commerce triangulaire, bref, c’était pas la fête). Le XVIIe s. voit l’inscription dans la langue de cet asservissement des femmes. Ou dans notre cas : l’effacement dans la langue française de toute valorisation du rôle des femmes dans la société, dont la place a été assignée à la maison.

Lorsque les auteurs ont obtenu une place dans les Académies créées par Richelieu, autrice est devenu incorrect grammaticalement.

Il en ressort une nouvelle fois que l’existence lexicographique d’un féminin dépend moins des critères d’usage, d’analogie ou d’euphonie habituellement mis en avant, mais bien de la valeur sémantique que le terme recouvre au masculin. Quand cette valeur est forte, plurielle et socialement valorisante, le féminin n’est pas référencé dans les ouvrages sur la langue, même si la place des femmes dans la société peut justifier son emploi.

Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours, Aurore Evan, paru SÊMÉION, Travaux de sémiologie n° 6, « Femmes et langues », février 2008, Université Paris Descartes

Un autre mot censuré par des grammairiens : Enquête privée #12 : origine de they au singulier


Ainsi, si le mot autrice a été employé entre le XVIe s. et le XIXe s., il est tombé en désuétude parce que l’accès à la position d’écrivain a été interdit aux femmes, et que pour que ce soit bien clair, le mot « auteur » a été assigné au genre masculin. L’interdit pesant sur le mot autrice a été tellement efficace que l’on a l’impression que ce mot est une invention contemporaine, alors qu’il est très ancien. Il est donc venu le temps de se poser la grande question :

Photo de Houcine Ncib sur Unsplash.
Photo de Houcine Ncib sur Unsplash.

Faut-il utiliser autrice ?

Voici le son de cloche sur le territoire français…

C’est envisageable

 « S’agissant des noms de métiers, l’Académie considère que toutes les évolutions visant à faire reconnaître dans la langue la place aujourd’hui reconnue aux femmes dans la société peuvent être envisagées, pour peu qu’elles ne contreviennent pas aux règles élémentaires et fondamentales de la langue […]. »

L’Académie française (2019)

Et celui de l’autre côté de l’Atlantique…

Demander à la principale intéressée

«  [Le mot autrice] est attesté depuis plusieurs siècles et il est correctement formé. Il ne s’agit donc en rien d’un néologisme ni d’un barbarisme. […] le féminin auteure cohabite donc avec autrice, les deux formes étant tout à fait acceptables. […] Par contre, si une femme préfère l’une de ces appellations pour se désigner elle-même, il est préférable d’adopter celle-ci lorsque l’on s’adresse à elle ou qu’on la désigne. »

La Banque de dépannage linguistique québécoise (2019)

Le rapport de l’Académie française apporte un vent frais inattendu, car son opposition à la féminisation des noms de métier était légendaire. Le Détective des Mots en a recueilli quelques témoignages :

Immortelle misogynie

Les immortels, comme ils.elles se font appeler, sont des hommes et femmes érudit.es reçu.es à l’Académie Française pour l’honneur qu’ils ont rendu à la langue française et aux autres sciences. Certains se sont exprimés sur le féminisation des noms de métier avec une misogynie décomplexée.

Jean Dutourd a proposé la féminisation de majordome en majordame, et d’enseigne de vaisseau en enseignette de vaisselle. Le tout dans un billet en une de France-Soir intitulé « Au secours, voilà la clitocratie ! » publié en 1980, en réponse à la revendication télévisée de l’écrivaine Benoîte Groult de s’appeler « écrivaine ».

« Légalisons sans frémir ces mots que les femmes avaient jusqu’ici refusés avec horreur : notairesse, mairesse, maîtresse de conférences, doctoresse, cheffesse, parce qu’ils riment fâcheusement avec fesse. »

L’Académicien Marc Fumaroli, tribune publiée en 1998 dans Le Monde

A noter que « comtesse » ne fait pas du tout le même effet à l’oreille. C’est peut-être une question d’habitude, ou de sexisme (on trouve moins à redire à la féminisation de « comte » lorsqu’il ‘agit de savoir si l’on parle d’un comte de sexe masculin ou féminin, mais par contre cela dérange lorsque l’on parle de professions souvent prestigieuses, comme médecin ou auteur — paradoxe, paradoxe !).


L’essentiel

  • auctrix est le féminin historique d’auctor, qui ont donnés respectivement autrice et auteur ;
  • autrice est grammaticalement et historiquement correct et justifié

Dites-moi en commentaire les avantages ou inconvénients que vous trouvez au mot autrice !

POUR ALLER PLUS LOIN

Voici quelques liens géniaux que je vous recommande pour aller plus loin et aborder le sujet sous tous les angles :

• commencez par la mise au point de la Banque de dépannage linguistique québécoise sur la légitimité du mot autrice
• l’incontournable rapport sur la féminisation des noms de métier et de fonction de l’Académie française du 28 février 2019
• absolument fascinante : l’anthologie de citations comportant des noms féminins de métier relevées au fil des siècles
• pour en apprendre plus sur les usages historiques d’autrice, jetez un œil à la recherche palpitante de Aurore Evan (Sorbonne Nouvelle) L’histoire du mot autrice de l’époque latine à nos jours
• pour comprendre pourquoi la langue française est sexiste, l’émission de radio Thelma et Louise sur Radio Campus Paris a invité Florence Montreynaud qui l’explique très bien, ainsi que l’ancienne règle de proximité qui faisait que l’on accordait avec le genre du nom le plus proche du verbe. Ex : les hommes et les femmes sont belles
• découvrir 10 autrices grâce à Le Mock
• tribune sur le blog Audrey Alwett : « Auteur, auteure, autrice ? »
• la fiche de lecture éclairante par Claude Tatillon sur le livre Pourquoi en finir avec la féminisation linguistique ou À la recherche des mots perdus de Louise-L. Larivière (je vous recommande surtout la partie sur la confusion entre genre grammatical et genre en sciences naturelles dans le débat sur la féminisation de la langue) (p.228)
• regardez la fois mémorable où Benoîte Groult revendique le droit de s’appeler « écrivaine » sur un plateau télévision
Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, Éliane Viennot, Éd. iXe, 14.00€, paru en décembre 2017
• à lire : le jouissif Le rois des cons, quand la langue française fait mal aux femmes (ed. Le Robert) de Florence Montreynaud , 9.99€, paru le 14/02/2018


SOURCES

LIVRES | Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours, Aurore Evan, paru SÊMÉION, Travaux de sémiologie n° 6, « Femmes et langues », février 2008, Université Paris Descartes | Le Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey, Le Robert, 2016 | Les Étymologies surprises, René Garrus, Belin, 1998 | L’éléphant n°28, quatrième trimestre de 2019, Scrineo, https://lelephant-larevue.fr/numero/?n=28

SITES | https://www.la-croix.com/Culture/LAcademie-francaise-penche-feminisation-noms-metiers-2019-02-26-1201005174

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